Il y a 70 ans, les troupes alliées débarquaient en Normandie. La place prépondérante du pétrole dans l’issue de la Seconde Guerre mondiale est souvent méconnue. A l’occasion des commémorations, nous avons interrogé Jean Lopez, directeur de la rédaction de Guerres et Histoire (qui a consacré un dossier spécial à cette thématique(1)) et de Science et Vie Junior.
1) Qui contrôle les ressources stratégiques de pétrole au début de la Seconde Guerre mondiale ?
En 1939, près de 98% des ressources pétrolières exploitées se trouvent en dehors des pays qui déclenchent la Seconde Guerre mondiale (Allemagne, Italie, Japon). Autrement dit, 98% de l’extraction pétrolière est contrôlée directement ou indirectement par les Anglo-Saxons pour les trois quarts et par les Soviétiques pour le quart restant. Il y a donc une disproportion énorme : les Alliés vont disposer d’un robinet à pétrole quasiment illimité tandis que l’Axe Berlin-Rome-Tokyo va passer son temps à compter ses réserves et à essayer de mettre la main sur des ressources supplémentaires par la guerre.
Il faut du pétrole pour faire la guerre moderne mécanisée et l’Axe n’en a pas. Le fait de manquer de pétrole ne les dissuade pas de faire la guerre, c’est même l’inverse. Le monde n’est alors pas encore tout à fait sorti de la crise de 1929. Face à la faiblesse du commerce international et la non-accessibilité des ressources sur la base d’échanges normaux, les pays dépourvus de pétrole veulent faire sauter ce bouchon de l’accès aux réserves. Le manque de ressources de l’Axe n’a donc pas un effet dissuasif mais au contraire incitatif.
La France, comme son allié anglais, dépend des importations mais elle a un accès illimité à ces importations avec ses devises et la flotte de transport et peut s’appuyer, le cas échéant, sur la flotte de tankers britanniques, hollandais et norvégiens.
2) Le pétrole est-il l’élément moteur des premières offensives de l’Axe ?
Le problème pétrolier est présent dans toutes les campagnes mais n’est jamais à lui seul déterminant, sauf en Union Soviétique.
A chaque étape, les Allemands cherchent à remporter la victoire en dépensant le moins possible de pétrole et en mettant la main sur le maximum de ressources pétrolières. C’est l’un des facteurs qui les amènent à choisir la « Blitzkrieg », c'est-à-dire des campagnes militaires violentes mais très courtes. Les Allemands n’ont pas les moyens en 1939 de faire rouler leurs tanks et leurs camions plus que quelques mois. Campagne après campagne, ils essaient donc d’accumuler des réserves qu’ils consomment dans le même temps.
En 1939, ils essaient par exemple de mettre la main sur le pétrole de Galicie dans l’est de la Pologne mais sont devancés par les Soviétiques. Les Allemands sont alors obligés de partager ces champs pétrolifères.
En 1940, la campagne en France, en Belgique et aux Pays-Bas est bouclée en 6 semaines et l’Allemagne met la main sur les grosses réserves françaises qui s’élèvent à plusieurs centaines de milliers de barils, avec notamment de très gros dépôts d’essence à haut indice d’octane pour l’aviation, matière la plus précieuse à l’époque. Ils mettent aussi la main sur les raffineries françaises qui vont être démontées et envoyées dans le Reich.
Le 22 juin 1941, l’attaque de l’Union soviétique intègre un volet pétrolier extrêmement important. Outre ses objectifs idéologiques et stratégiques, Hitler a des objectifs économiques parmi lesquels le pétrole de Bakou en Azerbaïdjan. Cet objectif s’avère hors de portée des troupes allemandes mais fait l’objet d’une deuxième campagne en 1942. Les Allemands réussissent alors à mettre la main sur deux champs mineurs à Maïkop et à Grozny dans le Caucase mais n’arriveront pas jusqu’à Bakou. Ce sera une terrible déception pour Hitler qui ne pourra plus compter que sur les ressources à l’intérieur du Reich.
3) Où se trouve ces ressources internes du Reich et des alternatives au pétrole sont-elles explorées ?
Le Reich dispose de champs pétroliers en Autriche, d’un petit champ en Alsace, des pétroles de la Galicie polonaise (aujourd’hui dans l’Ukraine occidentale), des ressources du lac Balaton en Hongrie mais ses champs principaux se situent en Roumanie. Les Allemands mettent la main en 1940 sur les champs de pétrole de Ploiesti qui leur sert de principale source de pétrole brut. Néanmoins, l’ensemble de ces champs ne fourniront jamais que 50% des ressources internes du Reich.
L’autre moitié provient de la gazéification du charbon, et exploitée par 2 filières :
- une filière d’hydrogénation du charbon qui donne des essences très légères avec un très haut indice d’octane, parfait pour l’aviation ;
- une filière suivant le brevet Fischer-Tropsch qui permet de produire des fractions plus lourdes, mieux adaptées aux moteurs diesel et à la chauffe des navires de la Kriegsmarine.
De cette ressource charbonnière, l’Allemagne tire environ 3 millions de tonnes par an d’essence synthétique, ce qui donne un total de 6 millions de tonnes de ressources accessibles pour le Reich. Ce n’est pas assez, c’est un frein qui empêche par exemple l’Allemagne de mécaniser en profondeur son armée et l’oblige à recourir aux chevaux. Cela empêche surtout le Reich d’entraîner correctement les pilotes d’avions de la Luftwaffe qui vont très vite être surclassés par les pilotes anglais et américains, n’ayant pas disposé d’un nombre suffisant de vols d’entraînement. C’est un facteur très important de la défaite allemande jamais souligné.
4) Quand le pétrole a-t-il modifié le cours de la guerre ?
En 1944. Sous l’action de deux facteurs :
- à partir de mai 1944, les Américains qui ont identifié le talon d’Achille de l’économie allemande lancent un bombardement systématique de la vingtaine d’usines de liquéfaction du charbon. Ils en ont les moyens militaires avec l’apparition du couple Forteresse Volante/Mustang, ce dernier étant doté de bidons d’essence largables ;
- au mois d’août 1944, l’Union Soviétique déclenche son offensive foudroyante en Roumanie qui va faire perdre à l’Allemagne les pétroles de Ploiesti en septembre 1944. A partir de cette période, le Reich est condamné à vivre misérablement des réserves qu’il a accumulées. Ces réserves ne sont pas renouvelées et vont donc progressivement s’éteindre.
5) Le Débarquement a permis le déploiement d’oléoducs sous la Manche. Pouvez-vous expliquer le déroulement de ces opérations ?
C’est un coup de génie de l’ingénierie pétrolière britannique : ce sont l’Anglo-Irakian et l’Anglo-Iranian Oil Company qui en sont à l’origine. L’opération de l’oléoduc PLUTO est née bien avant le Débarquement : dès 1942, les Anglais envisagent un ravitaillement pétrolier par oléoduc sous-marin.
Ils emploient alors une technologie de câbles de télécommunications sous-marins mais se rendent compte que ceux-ci sont beaucoup trop lourds au kilomètre et consomment trop de plomb. Ils inventent donc une 2e technologie de tube acier souple qui va être la norme après la Seconde Guerre mondiale. Aux deux extrémités de l’oléoduc, dans sa partie la plus souple, des câbles de télécommunications sont posés tandis que le tube acier plutôt souple est utilisé au milieu de l’oléoduc, au fond de l’eau.
Le premier des oléoducs est posé entre l’île de Wight et Cherbourg, d’autres suivant jusque début 1945. La pose elle-même commence quelques jours après le Débarquement. La station de pompage secrète de l’île de Wight est déjà construite. Le système de mise sous pression (pression constante de 7 bar) est déjà en place, les tubes sont construits, les navires de pose sont prêts. On attend que le port de Cherbourg soit libéré et que la zone soit entièrement sécurisée, c'est-à-dire débarrassée des sous-marins et des mines dérivantes.
Le débit de ces oléoducs est néanmoins insuffisant après le Débarquement pour ravitailler les énormes besoins des armées anglo-américaines qui sont les seules au monde à être mécanisées à 100%. Les Américains sont obligés de se ravitailler en partie par avion, des centaines d’appareils en permanence amenant du bidon de 200 litres de fioul vers la France. C’est seulement en mars 1945 que les oléoducs posés sous la Manche en nombre suffisant permettent à l’avancée anglo-américaine vers le cœur de l’Allemagne de se passer du transport aérien.
Certains oléoducs (prénommés PLUTO, BAMBI, DUMBO, etc.) sont restés en service bien au-delà de la Seconde guerre mondiale jusqu’au début des années 1970.