PPE : un décret imposé en catimini proposant une impasse énergétique

Stéphane Piednoir

Sénateur de Maine-et-Loire
Président de l'OPECST (Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques)

Il y a des évidences qu’il convient parfois de rappeler : depuis la découverte du feu, l’énergie est le préalable indispensable à tout développement sociétal, industriel et économique. Du confort du quotidien aux travaux de recherche les plus pointus en passant par les entreprises de toute nature, l’énergie est partout.

Les besoins évoluent évidemment au fil des générations pour répondre aux attentes individuelles et collectives, au gré des avancées scientifiques et technologiques. C’est le rôle des politiques nationales d’en tenir compte et même d’anticiper ces évolutions pour définir les objectifs à atteindre et les étapes éventuelles. Au regard des conséquences en termes d’émissions de gaz à effet de serre, il convient aussi de questionner les différents modes de production et de s’orienter vers les plus vertueuses.

En France, tout cela est parfaitement identifié depuis la loi de Transition énergétique pour la croissance verte (TECV) adoptée en août 2015 et qui institue la nécessité de fixer périodiquement une Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). La dernière en date, adoptée sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, couvrait la période 2019-2023 … et prévoyait de fermer 14 réacteurs nucléaires ! Une autre époque.

Puisque gouverner c’est prévoir, la préparation de la PPE3 devait débuter au plus tard courant 2022 pour aboutir sur un texte programmatique l’année suivante. Si l’enjeu principal consistait à tenir compte du changement de paradigme au niveau national avec le discours de Belfort, de profonds bouleversements liés à la guerre en Ukraine déclenchèrent une crise de l’énergie aussi inattendue que brutale.

Mais de texte il n’y eut point, ni en 2023 ni en 2024, malgré les nombreux appels de parlementaires de tous bords. Comme si l’on pouvait se passer d’un cap. Depuis deux ans, la politique énergétique de la France est donc une sorte de canard sans tête et sans pattes : elle repose sur des bases anciennes qui ne correspondent plus du tout aux priorités de l’exécutif et qui ne donne plus aucun cadre sur les volumes de production par filière. Ubuesque.

Dans ce contexte, le Sénat a pris ses responsabilités avec deux initiatives majeures : d’une part la constitution d’une commission d’enquête sur la « Production, la consommation et le prix de l’électricité », d’autre part une proposition de loi « Programmation et simplification normative dans le secteur énergétique ». Après les fortes perturbations de l’année dernière consécutives à une dissolution de l’Assemblée nationale suivie d’une censure du Gouvernement six mois plus tard, ce dernier avait tout loisir de prendre en compte ces travaux parlementaires et d’inscrire un examen d’une nouvelle PPE par le Parlement. Nouveau rendez-vous manqué avec l’annonce gouvernementale d’une adoption par décret, en lieu et place d’un débat parlementaire en bonne et due forme.

Chacun comprend bien l’incertitude d’un examen au sein d’une Assemblée nationale archipellisée, mais il faut savoir assumer ses responsabilités quand on dirige un exécutif. Face à ce blocage institutionnel insupportable, avec plus de 160 sénateurs nous avons adressé un courrier au Premier Ministre pour manifester notre inquiétude, tant sur la forme que sur le fond. 

Sur la forme parce que le passage par décret est révélateur d’un dénigrement du Parlement qui ne laisse rien présager de bon pour les prochaines échéances. Dans un régime parlementaire qui se respecte, le Parlement a vocation et mandat pour expertiser les choix énergétiques, tellement essentiels pour l’avenir de notre pays. Par ailleurs, cette voie d’adoption d’une PPE est particulièrement fragile et constitue une formidable opportunité de contentieux de la part de contestataires qui ne manqueront pas de se manifester. Se passer de la force de la loi, sur un sujet aussi sensible que celui-ci, est particulièrement intrigant. 

Sur le fond, le contenu lui-même du projet de décret est très éloigné des préconisations sénatoriales. Quiconque en a fait la lecture peut s’apercevoir que ce document est indigent, sans fondement solide, et ce après une attente prolongée de près de deux ans, théoriquement gage d'une réflexion approfondie et sérieuse. Il empile des recommandations superficielles qui relèvent plus de l’exposé d’un élève de lycée que d’orientations ministérielles stratégiques. Ce n’est guère une surprise dans la mesure où aucune étude d’impact ne permet d’étayer les dispositions de ce projet de décret. 

Les enjeux sont colossaux et seul un débat parlementaire permettrait de couvrir l’intégralité des aspects...

Le premier point de divergence est le besoin réel en énergie. Nous devrions nous inspirer des expériences précédentes en termes d’évaluation de la demande qui ont systématiquement été mises en défaut. L’électrification des usages, annoncée comme un mouvement massif et durable, n’est pas au rendez-vous des dernières années, ni dans le secteur de la mobilité, ni dans celui de l’industrie. L’instabilité politique et le manque de visibilité tarifaire ne sont sans doute pas étrangers à cette frilosité bien compréhensible. Et l’éviction toute récente de Luc Rémont, PDG d’EDF, n’est pas nécessairement de nature à les rassurer. 

Dès lors, les volumes annoncés de production d’électricité par filière suscitent la plus grande perplexité. Rappelons que nous avons eu l’an dernier un solde positif d’exportation de 89 TWh – un record historique ! Ce qui peut sembler une bonne nouvelle pour notre commerce extérieur masque une autre réalité : des prix souvent très bas, voire négatifs, en période de surproduction, afin d’éviter une surtension fatale à nos réseaux de distribution. Au lieu d’être l’Arabie Saoudite de l’électricité, nous sommes aujourd’hui contraints de brader le fruit d’une production sur notre sol. Kafkaïen.

Tout porte à croire que nos moyens actuels sont suffisants pour assurer l’approvisionnement électrique pour l’ensemble de nos concitoyens et de nos entreprises pour les dix prochaines années. Au-delà, si la construction de nouveaux réacteurs ne permettra probablement pas d’injection avant 2040, l’optimisation du parc existant est une opportunité assez largement ignorée. Par exemple, l’augmentation de puissance des réacteurs 900 MW doit être une piste consolidée et chiffrée. Mais il n’y a aucune évocation précise dans le projet gouvernemental.

Et puis, sans esprit polémique, il faut calmement se poser la question de la part des ENR dans ce mix électrique et surtout de l’accélération de production en volume. En 2024, toutes filières confondues, les ENR ont produit 148 TWh, soit 27,6% du mix électrique. Compte tenu des projections actuelles, il est difficile de justifier une progression de 40% d’ici 2030 (dans 5 ans !) et un doublement cinq ans plus tard. On peut compiler tous les arguments en faveur des ENR - ou plutôt contre le nucléaire -, cela ne tient pas la route. Prendre pour vérité absolue le programme européen « Fit for 55 » est en complet décalage avec les réalités économiques du pays et sa spécificité historique liée au déploiement du nucléaire civil depuis les années 1970. Un peu de pragmatisme ne nuirait pas à l’élaboration de politiques publiques de long terme qui sont particulièrement coûteuses, notamment avec la nécessité de développer nos réseaux de distribution.

Les enjeux sont colossaux et seul un débat parlementaire permettrait de couvrir l’intégralité des aspects : mesures concrètes de relance de R&D sur les réacteurs nucléaires à neutrons rapides, fiscalité différenciée selon les modes de chauffage des particuliers, renforcement des pouvoirs de la CRE relatifs aux procédures de sanction des comportements frauduleux des fournisseurs alternatifs d’électricité, et tant d’autres !

L’OPECST ne restera pas inactif dans ce nécessaire travail d’expertise et, par saisine de la commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, produira dans les prochains mois un rapport étayé sur les conséquences technologiques de notre mix électrique qui nécessite d’importantes et incessantes modulations de la production. Une nouvelle illustration du rôle que le Parlement compte bien jouer dans l’élaboration d’une nouvelle feuille de route énergétique nationale. 

Commentaire

Brunschwig
excellente et salutaire analyse
astro400
Je ne sais pas où l'auteur est allé cherché que la france à bradé sa production à l'exprtation. Le bilan 2024 de RTE Donne un solde exportateur de 89 TWh pour 5 Milliard d'euros ce qui repésente plus de 55€ du MWh. Le même bilan indique un prix spot sur le marché français moyenné sur l'année de 58€. On est très loin de vente "à des prix souvent très bas, voire négatifs, en période de surproduction, afin d’éviter une surtension fatale à nos réseaux de distribution" comme il l'affirme!
Lambda
N'est-il pas étonnent pour une personne qui a une formation scientifique et spécialiste des probabilités d’avoir une opinion aussi tranchée sur une question aussi complexe que notre consommation d’énergie dans cinq, dix, vingt ans et son corolaire le prix de l’énergie, dans cinq, dix ou vingt ans. Si on regarde en arrière et qu’on relit les perspectives des PPE, de l’ADEME, des sociétés de conseils, rien ne se passe dans ce domaine comme prévu. Il s’agit donc de faire des choix politiques, De Gaulle la fait en son temps et ça ne nous a pas mal réussit. Les choix étaient plus restreints qu’aujourd’hui. Un choix à été fait par Macron, construire six EPR, c’est le choix qu’aurait fait ou a fait votre famille politique. Ce n’est pas un choix facile, il est fait sans visibilité sur le prix de sa réalisation, ni sur sa disponibilité et donc sur le prix finale du coût de l’énergie produite. Il a été fait ! Mais ça ne vous suffit pas, il faut aller plus loin et taper encore et encore contre l’évidence, la production des ENR. Avouez qu’il semble plus logique et rationnel de compter sur le développement des ENR pour les quinze prochaines années, si comme il serait logique de penser, les besoins d’énergies électriques seront en hausse sur cette période. Je sais que ce n’est pas ce que nous avons constaté ces dernières années mais j’espère que la transition énergétique va enfin devenir une réalité et que nous allons réduire et si possible supprimer notre dépendance aux énergies fossiles. Les ENR sont intermittentes oui mais les solutions existent. Battez-vous pour faire émerger deux ou trois grandes STEP , c’est possible et nous savons les construire. Les batteries à plus faible impact et aux capacités améliorées arrivent. Il prix de l’énergie solaire ou éoliens y compris son stockage sera bien plus faible que le prix des actuels ou futur EPR ça je suis prêt à vous le parier et assez gros si vous le souhaitez. Et oui il faut tout faire pour améliorer, entretenir, prolonger et sécuriser notre parc nucléaire actuel.
astro400
Malheureusemnt les Step sont pas vraiment une solution miracle. D'abord actuellement il serait impossible de noyer de nouvelles vallées en montagne avec leur écosystème, comme ça c'est fait il y a 50 ans, plus personne ne l'accepterait. Il y a encore des possibilités d'adapter des retenues existantes mais ça représente un gisement d'au mieux 2GW à comparer aux 5GW actuels. De plus les step c'est pertinent pour un stockage de quelques heures, du style jour nuit, comme les batteries. A plus grande échelle de temps la capacité de stockage est beaucoup trop faible. Les 5GW de spep actuellement installés permettent de stocker au total 100GWh. A titre de comparaison une journée de production est de l'ordre de 1500GWh. En pouvant stocker 2 heures de la production on sera très très loin des besoins de stockage saisonier induits par le solaire ou l'éolien en absence d'une autre énergie pilotable. Ce n'est pas du tout le même ordre de grandeur.
Gui
Comme toujours, on n'envisage pas assez la flexibilité consistant àç inciter à consommer au moment de la surproduction ainsi que l'amélioration de l'efficacité énergétique des bâtiments + une part d'autoconsommation, qui contribuerait à lisser les pointes. Sûrement moins cher que de construire 6 EPR à plus de 100€/MWh.
EtDF
Il n'est âs pertinent de comparer des prix spot MOYENS étendus sur l'année.. c"est pas comme pour les soldes ponstuelles dans les magasins où en principe..... il est interdit en prinsipe de vendre (brader) à perte!
d.deville
La faute historique de "l'écologISME" (politique) aura été de s'opposer idéologiquement au nucléaire civile. Les réacteurs de quatrième génération sont l'avenir. En "repousser le lancement expose à se trouver contraints d'acheter une technologie dont nous sommes les inventeurs" (Yves Bréchet).
astro400
L'Italie, vous parlez de ce pays qui importe 16% de sa consommation d'électricité (1er importateur net au monde), et dont la production dépend à plus de 50% du thermique? c'est pour le moment le premier client de la France pour nos exportations d'électricité nucléaire!
Vilcoyote
Relying on nuclear power to regain competitiveness would be a mistake for Italian industry, as experiences from neighbouring countries suggest no correlation between the technology and industrial performance L'intro de l'article (je ne suis pas abonné pour lire le reste) parle d'une potentielle décorrélation entre nucléaire et performance industrielle. Ce que vérifie l'exemple français, énergie nucléaire à prix contenue mais déindustrialisation tout de même, preuve que l'énergie n'est pas le seul facteur.
Vilcoyote
Outre une opposition strict, l'escroquerie est surtout de concentrer le débat sur l'électricité qui ne représente que 25% de nos consommations énergétiques (contre 50% pour le carburant et 25% restant sur la chaleur). Le fameux nucléaire décabonner ne représente finalement que entre 18 et 20% de notre consommation énergétique finale, tout en étant tributaire à 100% d'importation de combustible pour le moment.
astro400
Oui mais là on parle du future et de l'électrification des usages, donc c'est bien un débat où il faut se concentrer sur comment produire cette électricté sachant qu'à terme la consommation directe de pétrole ou de gaz'naturel' sera réservée à des domaines où il n'ya pas de substitution possible. Si un pays à déjà du mal à avoir un système éléctrique équilibré en 2024 il est urgent pour mener sa décarbonation à ne pas rester sur des postures pro ou anti nuc et d'être pragmatique, encore plus qu'en France.
astro400
Quand au fait d'être tributaire des importations d'uranium il faut voir que la situation est diffilement transposable à partir des inquiétudes géopolitiques du thermique :1) Le cout du nucléaire ne dépend que peu du cout de l'uranium. 2) c'est facile à stocker, on doit avoir 7 ou 8 ans de cobsommation d'avance dans nos stocks contre 90 jours pour le gaz. Ceci est à tempérer car nos fournisseurs ne sont pas tous recomandables d'où l'intéret de continuer les recherches comme par exemple sur les supergénérateurs.

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