Vice-président du pôle Énergie de l’Académie des technologies
Ancien vice-président de la commission internationale des grands barrages
Le plus grand barrage hydroélectrique d’Afrique est en cours de construction sur le Nil bleu en Éthiopie : Grande Renaissance (GERD(1)) dont la puissance dépassera 5 000 MW. Les travaux de cette installation ont commencé en 2012 et doivent s’achever en 2022.
De vifs débats entre l’Éthiopie et l’Égypte ont récemment suscité l’attention sur ce projet. Ils ne portent pas sur l’existence du barrage en soi mais sur l’opération de premier remplissage du lac de retenue (qui a débuté au cours de cette saison humide 2020), c’est-à-dire sur la phase de transition durant laquelle le barrage GERD va retenir de l’eau et priver le lit aval du Nil d’une partie de cette eau.
L’électricité qui sera produite par Grande Renaissance est toutefois bienvenue pour les voisins importateurs, d’autant qu’elle est renouvelable et décarbonée. Le très grand réservoir de cette installation constituera en outre un avantage pour toutes les usines hydroélectriques situées sur l’Abbay (ou Nil bleu), et au-delà de Khartoum sur le Nil car il permettra de régulariser le débit très irrégulier de l’Abbay et donc d’assurer une production d’électricité plus régulière à l’aval. C’est aussi un avantage pour les périmètres irrigués à l’aval qui auront une ressource en eau plus stable(2).
L’Ethiopie, source du Nil bleu, mise tout sur l’hydroélectricité
Plus de 90% de l’électricité de l’Éthiopie est d’origine hydraulique. C’est le cas de beaucoup de pays des zones tropicale et équatoriale où la ressource en eau est abondante. Aujourd’hui, la puissance hydroélectrique installée en Éthiopie (4 500 MW) est répartie entre onze barrages et usines hydroélectriques sur différentes rivières du pays.
La demande éthiopienne d'électricité augmente rapidement du fait de l’augmentation de la population (110 millions d’habitants) mais surtout de la croissance du réseau électrique et du raccordement des utilisateurs à ce réseau, avec pour objectif gouvernemental d’assurer « l’accès pour tous à l’électricité » en 2025. L’Éthiopie souhaite également continuer d’exporter de l’électricité vers les pays voisins qui sont demandeurs.
Le Nil bleu s’écoule à partir du lac Tana à 1788 mètres d’altitude, alimenté par un large plateau où les pluies sont abondantes durant la période de mousson. Le barrage de Grande Renaissance est quant à lui construit à une quinzaine de kilomètres de la frontière avec le Soudan à une altitude d’environ 500 mètres. Au Soudan, le Nil bleu rencontre entre autres le barrage de Roseires(3) (qui a été équipé d’une usine hydroélectrique en 1971), puisle barrage de Sennar(4) destiné à l’irrigation (achevé en 1925).
Rappelons que l’opération de production d’électricité ne consomme pas d’eau mais exploite la chute d’eau créée par le barrage, tandis que l’irrigation consomme de l’eau par évapotranspiration des plantes irriguées (pour l’Égypte, les conséquences des prélèvements en amont du Nil pour l’irrigation sont significatives). L’hydroélectricité n’a d’impact sur les débits moyens que par l’effet de l’évaporation superficielle du lac de retenue.
Les apports d’eau du Nil bleu et du Nil blanc jusqu’au lac de Grande Renaissance
À Khartoum, le Nil bleu rencontre le Nil blanc(5). Provenant des hauts plateaux autour des lacs Victoria et Albert, le Nil blanc traverse le Soudan du Sud et d’immenses marais (les marais du Sudd) où la moitié de son débit s’évapore. Le débit restant à l’aval de ces marais avoisine en moyenne 900 m3/s (entre 600 m3/s et 1200 m3/s selon la saison). Malgré l’immensité du bassin hydrographique qui l’alimente, le Nil blanc assure ainsi en moyenne seulement un tiers du débit du Nil, mais la quasi-totalité de ce débit durant la saison sèche (lorsque les plateaux éthiopiens ne sont pas arrosés).
Le Nil bleu, qui reçoit l’eau des hauts plateaux éthiopiens, assure pour sa part les deux tiers du débit du Nil durant les quatre mois de mousson (entre juillet et octobre). Au niveau de l’aménagement de Grande Renaissance (à la frontière avec le Soudan), le débit moyen varie entre 140 m3/s durant le mois d’avril et 5 600 m3/s au mois d’août. On comprend mieux pourquoi le remplissage de la retenue est particulièrement sensible au mois de juillet 2020...
Le lac de retenue de Grande Renaissance(6) a un volume de 74 milliards de m3 (Gm3) et pourrait, sans contrainte, être rempli en un an et demi par le débit du Nil bleu (avec un apport annuel de près de 50 milliards de m3)(7). Pour situer ce volume, rappelons que le lac de retenue du barrage du grand Assouan en Égypte a un volume de 169 Gm3 et celui des Trois Gorges en Chine de 39 Gm3, ce qui correspond à seulement 9% du volume d’eau apporté chaque année par le fleuve Yang-Tsé-Kiang (90 Gm3 pour le lac Léman, 1,3 Gm3 pour celui de Serre Ponçon).
Barrage de Grande Renaissance en juillet 2020
L’évaporation sur le lac de Grande Renaissance est assez constante (environ 1 600 mm/an, un niveau proche de l’évaporation moyenne des océans)(8). C’est la différence d’évaporation entre la zone du lac avant remplissage et le lac qui importe. Globalement, une fois le lac de Grande Renaissance plein, la perte annuelle d’eau par évaporation est estimée à 1,8 Gm3, soit 3,6% des apports moyens. Cette perte est somme toute modeste comparée à celle du lac d’Assouan (estimée estimée en moyenne à 11 Gm3 par an)(9).
Un schéma pour remplir en 7 ans le lac de retenue
La société d’électricité Ethiopian Electricity Power (EEP) souhaite remplir le réservoir de Grande Renaissance dès que possible : la puissance livrée par les turbines hydroélectriques dépend du débit turbiné et de la hauteur de chute entre le niveau du lac et le niveau de la rivière à l’aval(10). Il y a donc un intérêt évident à augmenter la hauteur de chute en remplissant le lac. EEP a demandé à son conseil (Tractebel-Coyne et Bellier-Electroconsult) d’analyser les meilleures solutions possibles de remplissage progressif en prenant en compte des besoins en eau des pays situés en aval (principalement de l’Égypte).
Une particularité de ce lac est sa forme : le volume situé dans les premiers 80 mètres n’est que de 10 Gm3, alors que les 64 Gm3 supplémentaires sont contenus dans les 70 mètres supérieurs du lac. Au niveau de la cote de la retenue normale(11), un seul mètre de variation équivaut 2,5 Gm3 d’eau.
Un schéma de remplissage du lac de retenue de Grande Renaissance (ci-après) s’étalant sur 7 années, a été proposé en juillet 2020. Ce schéma et le modèle qu’il exploite seront réajustés en fonction de la réalité des débits reçus chaque année(12).
En bleu figure le niveau du réservoir qui varie en fonction des apports de la saison de mousson (en pointillés, le maximum de la cote du lac en cours de négociation), en orange, les apports en eau supposés du Nil bleu (49 Gm3 par an) et en vert la quantité d’eau relâchée(13).
Le schéma de remplissage du lac de Grande Renaissance entre 2020 et 2027 limite l’impact de la montée de la cote du lac sur le débit relâché à l’aval (le pourcentage de réduction varie entre 20% et 30 % selon les années).
Le remplissage a déjà commencé et le lac est aujourd’hui, à la cote, 560 m au-dessus du niveau de la mer (comme prévu sur le graphique ci-dessus). Le barrage va déverser à ce niveau durant les prochains mois et les apports en eau de la saison des pluies seront intégralement relâchés pour les besoins du Soudan et surtout de l’Égypte. Comme indiqué sur le graphique, le remplissage reprendra au début de 2021.
Une des difficultés rencontrées dans le processus de négociation provient de l’historique de l’accord sur le partage de l’eau du Nil : le traité de 1959 entre l’Égypte et le Soudan n’intégrait pas l’Éthiopie. Ce traité explicitait le rapport de force diplomatique à cette époque mais n’a plus de consistance dans le monde d’aujourd’hui. C’est pourquoi, depuis 2015, des discussions tripartites ont lieu à Khartoum qui devrait faciliter le règlement de cette phase transitoire. Ces discussions sont menées par les trois ministres des Affaires étrangères qui négocient sans arbitrage des Nations Unis.
Les turbines du barrage de Grande Renaissance seront installées progressivement : les deux premières d’entre elles seront mises en service courant 2021(14) et l’ensemble des débits relâchés à l’aval est censé pouvoir être turbiné à partir de janvier 2023. Lorsque le remplissage sera achevé et que les turbines auront été installées, la production annuelle du barrage sera de l’ordre de 16 TWh.
Sources / Notes
- Grand Ethiopian Renaissance Dam.
- La première page de la sélection hebdomadaire du journal Le Monde du 11 juillet 2020 - Sur le Nil, le barrage de la discorde - n’est pas un bon choix d’information.
- À 100 km environ après la frontière, barrage construit en 1966.
- À 300 kilomètres de la frontière.
- Après la confluence du Nil bleu avec le Nil blanc, on trouve entre autres le barrage hydroélectrique de Merowe qui a été inauguré près de la frontière égyptienne en 2009. Le programme de remplissage de la retenue avait auparavant fait l’objet lui aussi de nombreux débats avec l’Égypte (lac de retenue de 12,5 milliards de m3).
- Dont la cote de retenue normale est située 640 m au-dessus du niveau de la mer.
- Dont environ 27 Gm3 sur les seuls mois d’août et de septembre.
- La zone du lac est une zone de savane arborée qui, elle aussi, « évapotranspire », ce qui n’est pas le cas dans les zones désertiques.
- Pour l'irrigation, l'egypte détourne de grandes quantités d'eau du barrage d'Assouan dans une grande dépression sur la rive gauche du Nil, le lac de Toshka où l'évaporation est forte. Les méthodes d'irrigation sont de plus en plus économes en eau, mais il reste de grandes marges de progrès associées il est vrai à des investissements non négligeables.
- Le barrage de Grande Renaissance, comme tous les grands barrages est conçu avec des ouvertures (des pertuis) vannés à divers niveaux afin de contrôler la quantité d’eau relâchée et le niveau du lac en fonction des apports naturels d’eau. Il est aussi équipé d’un évacuateur de crue, c’est-à-dire d’un ensemble de grand pertuis équipés de vannes qui permettent de laisser passer les crues exceptionnelles de la rivière lorsqu’elles surviennent et si leur débit dépasse la capacité de stockage du lac. Les crues du Nil bleu peuvent être considérables et le système d’évacuation des crues de Grande Renaissance permet ainsi de laisser passer sans danger un débit de 30 000 m3/seconde.
- Définition de la cote normale d'exploitation.
- Une crue importante ou une année sèche (fréquemment associé aux cycles d’El Nino) n’en modifie pas les grands principes mais changent la gestion de ce premier remplissage stratégique. Actuellement, le débit de l’Abbay est fort et la cote du barrage est limitée à 560 m au-dessus du niveau de la mer sur 275 mètres de largeur. Un débit de 3 000 m3/s à 4000 m3/s va donc déverser sur un niveau de béton provisoire et sera restitué à l’aval pour les besoins du Soudan et de l’Égypte.
- Ce schéma tient compte de l’achèvement du barrage lui-même dans sa partie supérieure, la mise en service des pertuis aux différents niveaux, l’évaporation du lac au niveau qu’il atteint. Le modèle calcule la production d’électricité en fonction de la cote du lac, du débit turbiné et du nombre de turbines mises en service progressivement au cours de la période.
- Les premières turbines devraient fonctionner industriellement au début de 2021 avec des roues de turbines spéciales, adaptées à la hauteur de chute disponible qui est inférieure à la chute lorsque la retenue sera pleine. Les roues de turbines seront changées lorsque le niveau du lac sera proche des niveaux de fonctionnement normal pour optimiser le rendement et éviter la cavitation.
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