La vision de…
Christian de Perthuis

Professeur d’économie à l’université Paris-Dauphine - PSL

Fondateur de la Chaire Économie du Climat

Pour l’économiste du climat, 2050, c’est demain. Le climat que connaîtront les habitants de la planète dans un peu moins de 35 ans sera largement déterminé par le stock des gaz à effet de serre que nous avons déjà rejetés dans l’atmosphère. Si des inflexions majeures sont apportées d’ici 2050 en matière de transitions énergétiques, elles affecteront peu le climat de 2050, mais modifieront drastiquement les conditions climatiques que connaîtront les générations suivantes. Ce n’est plus l’image de 2050 qu’il nous faut dès lors représenter, mais disons celles de 2085 ou 2120 pour conserver un pas de temps de 35 ans.

J’ai tenté de fournir trois images du système énergétique en 2050, en combinant trois variables : la quantité d’énergie consommée par un Terrien moyen, la part de cette énergie venant de chacune des sources fossiles et les émissions totales de CO2 en résultant. Les résultats des calculs sont consignés dans le tableau en fin de texte, affublés d’une étiquette de couleur similaire à celles qui attestent de l’efficacité énergétique de nos équipements. Pour l’économiste du climat, ce sont les images de 2085 et 2120 associées à chacune de ces couleurs qui révèlent les implications de nos choix d’aujourd’hui.

Dans le scénario bleu, le Terrien moyen consomme autant d’énergie en 2050 qu’en 2015. La réduction des gaspillages dans les pays riches a fait baisser leurs consommations unitaires, mais l’accès à l’énergie dans les pays moins avancés a progressé, en particulier grâce à la pénétration des réseaux décentralisés fournissant l’électricité. La part des fossiles a été ramenée à 50 % des sources primaires. La place du pétrole et du charbon a été drastiquement réduite, au profit des renouvelables et du gaz d’origine fossile. Le secteur des transports terrestres s’est affranchi de son addiction au pétrole. Les émissions mondiales de CO2 d’origine énergétique ont diminué de près de 30%.

Le monde en bleu est celui où nous conduit le « politiquement correct » résultant de l’application de l’accord de Paris, somme d’engagements volontaires sans contraintes ou incitations suffisantes. En 2085, la température moyenne associée à l’étiquette bleue se situe dans le bas de la fourchette 2°C à 4°C. Le cumul des émissions de CO2 entre 2015 et 2050 a provoqué un dépassement de l’ordre de 35 % du « budget carbone » mondial, le seuil à partir duquel un réchauffement supérieur à 2°C devient très probable(1). En 2085, la débâcle des glaces du Groenland est bien avancée. La montée du niveau de la mer vient d’atteindre 0,75 mètre. Les migrations internes se multiplient depuis les zones côtières les plus vulnérables. Manhattan achève sa digue de protection d’un mètre cinquante pour sauvegarder ses actifs et sa population. A l’horizon 2120, son combat semble incertain, car rien ne permet d’affirmer que les 4°C ne seront pas atteints.

L’étiquette rouge indique la catastrophe annoncée, celle que nous éviterons si nous nous persuadons qu’elle va se produire pour paraphraser la fameuse thèse de Jean-Pierre Dupuy(2). Le scénario rouge s’inscrit dans la parfaite continuité des évolutions tendancielles. Le Terrien moyen continue d’augmenter sa consommation d’énergie, malgré la lenteur des progrès de l’accès à l’énergie des plus pauvres : 1,5 milliard de personnes restent privées d’électricité en 2050. Le recul des sources carbonées est lent, du fait de la résistance du charbon et surtout de l’envolée des usages du gaz d’origine fossile dont on a vanté le rôle d’énergie de transition, en oubliant qu’il émettait aussi du CO2 ! Les émissions sont de fait clairement dans le rouge : elles ont augmenté d’un quart depuis 2015.

Dans le scénario rouge, le monde a épuisé son « budget carbone » en moins de vingt ans entre 2015 et 2050. En 2085, le réchauffement se situe déjà dans le haut de la fourchette 2°C à 4°C. Du fait de la fonte plus rapide qu’initialement anticipé des glaces continentales, la hausse du niveau de la mer avoisine 1,5 mètre. Les grandes zones de delta deviennent invivables, provoquant des conflits d’une grande violence, notamment en Asie du Sud. Manhattan a renoncé à protéger la partie basse de la ville, déjà désertée dans une grande panique par ses courtiers et ses banquiers d’affaires. L’image de 2120 est difficile à représenter. Les multiples désordres résultant du dérèglement climatique font chuter l’activité et avec elle, les émissions de gaz à effet de serre. Par ailleurs, les projets de géo-ingénierie sortent des laboratoires de recherche pour être lancés sans coordination ni contrôle international. Comment anticiper, dans ce contexte, le nombre de décennies nécessaires pour endiguer le réchauffement ?

A l’opposé du rouge, l’étiquette verte, celle de l’accélération de la transition bas carbone. Le Terrien moyen ne consomme guère plus d’une tonne d’équivalent pétrole en 2050. Cette économie de la sobriété a été rendue possible par une redistribution majeure des ressources. Dans les pays riches, la consommation d’énergie a été divisée par plus de deux. L’accès à l’énergie des plus démunis a été dopé par la baisse cumulative des coûts du stockage et de la production d’électricité décarbonée, technologies dont les rythmes de diffusion ont rappelé ceux de la téléphonie mobile au début du siècle. Les utilisations énergétiques du pétrole ne sont plus qu’un sous-produit de ses usages chimiques qui n’ont pas tous trouvé de substituts. Le charbon et le gaz ont fait plus de résistance, avec des poches de compétitivité subsistant en dépit de la tarification du carbone qui a été généralisée. Les émissions de CO2 ont été divisées par quatre relativement à 2015.

L’étiquette verte nous dirige vers un monde qui doit s’organiser en 2085 pour faire face à un réchauffement climatique de l’ordre de 2°C. Le cumul des émissions de 2015 à 2050 a en effet épuisé le budget carbone donnant deux chances sur trois de rester en dessous de 2°C. La gestion des impacts de ce réchauffement est plus complexe qu’attendu. Les réorganisations spatiales des activités se heurtent à de fortes résistances. Le coût des extrêmes climatiques a considérablement gonflé. Si le bas Manhattan n’est pas directement menacé par la montée des eaux, les bilans de ses compagnies d’assurance ont subi un véritable tsunami. Dans le monde « en vert » de 2085, on ne sait toujours pas s’il sera possible d’éviter de franchir la barrière des 2° C d’ici 2120. Il faudrait pour cela passer à des émissions nettes négatives. Or, la réduction des émissions résiduelles de CO2 est bien plus complexe et coûteuse que ne l’étaient celles opérées avant… 2050. Malgré l’incroyable mutation du paysage énergétique, le temps a aussi manqué dans le scénario vert pour mettre les Terriens à l’abri du risque climatique. 

Bleu ? Rouge ? Vert ? Les conditions climatiques que connaîtront les Terriens à la fin du siècle dépendront de la vitesse des transitions énergétiques opérées d’ici 2050. Pour viser la bonne couleur, la transition bas carbone doit court-circuiter les cycles d’exploitation de la ressource fossile, pour s’opérer au rythme imposé par l’horloge climatique. Or, le temps n’est pas extensible. Un défi majeur de la transition bas carbone est le temps qui manque.

  1973 2015 Scénarios 2050
    Bleu Rouge Vert
Consommation d'énergie/hab. (en tep) 1,55 1,86 1,86 2,0 1,2
   
Part des énergies fossiles (en %)  
   – Pétrole 46,2 31,7 10 20 2
   – Charbon 24,5 28,1 10 25 8
   – Gaz naturel 16 21,6 30 30 15
   
Émissions de CO2 (en Gigatonnes) 14,5 32,3 23,3 40,6 7,9

Trois images du système énergétique en 2050 (source : données de l'AIE, calculs de Christian de Perthuis)

parue le
24 octobre 2017

Sources / Notes

  1. Il s’agit du cumul mondial des émissions anthropiques de CO2 d’origines énergétique et industrielle que l’humanité peut émettre pour réduire à 1/3 la probabilité de dépasser un réchauffement moyen de 2° C. Calculé dans le 5° rapport d’évaluation du GIEC, ce budget carbone global est actualisé chaque année dans le cadre du Global Carbon Project. De la dernière version de ce projet, on peut retenir trois grandeurs simples : le budget carbone mondial donnant deux chances sur trois de limiter le réchauffement à 2° C s’élève à 2 900 gigatonnes de CO2. Près de 2 100 gigatonnes ont déjà été envoyées dans l’atmosphère jusqu’en 2015. En 2015, il reste donc 22 années pour épuiser ce budget, à niveau d’émissions inchangé (les émissions totales de CO2 prises en considération sont de l’ordre de 36 Mt, elles dépassent celles de notre tableau qui ne comprend pas les émissions liées aux process industriels : ciment à titre principal).   https://www.ipcc.ch/report/ar5/ http://www.globalcarbonproject.org/carbonbudget/
  2. Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2004.