Chercheur à la Chaire Économie du Climat, Raphaël Trotignon est spécialiste du marché européen du carbone. (©photo)
A l’issue du Conseil Environnement du 28 février dernier, les ministres européens en charge de l’environnement ont remis une « position » commune sur la réforme du marché européen du carbone. Cette position a été soutenue par 19 des 28 États membres de l'Union européenne. Nous avons interrogé sur les négociations en cours Raphaël Trotignon, chercheur à la Chaire Économie du Climat (Université Paris Dauphine) et co-responsable du programme « Prix du CO2 et Innovation bas carbone ».
1) Pourquoi le prix du CO2 sur le marché européen du carbone est-il si faible ?
Le marché européen du carbone (ou « système européen d’échange de quotas de CO2 ») vise à donner un prix aux émissions de CO2 par la rencontre d’une offre et d’une demande. L’offre est représentée par des quotas d’émission en quantité limitée et dégressive dans le temps. Ces quotas, qui fixent l’objectif de réduction des émissions dans le temps, sont distribués chaque année gratuitement ou vendus aux enchères par les États.
La demande de quotas émane des industriels dont les émissions sont couvertes par ce marché : centrales électriques et chaufferies, raffineries, industries du ciment, de l’acier, du verre, de la céramique, etc. Le périmètre couvert compte grosso modo pour 50% des émissions de CO2 dans l’Union européenne(1). Les acteurs concernés sont obligés de restituer chaque année un nombre de quotas équivalent aux émissions de CO2 de leurs sites de production(2).
Le marché du carbone incite à réduire les émissions de toutes les installations industrielles dont le coût de réduction desdites émissions est inférieur au prix des quotas sur le marché. Mais ce prix est aujourd’hui, et depuis plusieurs années maintenant, très bas, aux environs de 5 €/t CO2. A titre indicatif, un prix de 20 à 40 €/t CO2 serait nécessaire pour favoriser le gaz aux dépens du charbon dans le secteur énergétique. Pour encourager l’émergence de technologies de rupture comme la capture et la séquestration du carbone, ce prix du quota devrait dépasser 50 €/t CO2.
Contrairement aux déclarations officielles, le marché carbone n’est plus la pierre angulaire des politiques climatiques européennes.
Il y a trois causes principales à la faiblesse actuelle du prix du carbone sur le marché :
- la crise économique de 2008-2009 qui a fortement affecté la production industrielle européenne et provoqué ainsi une baisse conjoncturelle des émissions ;
- l’interaction avec les autres politiques énergétiques qui peuvent induire des réductions d’émissions dans le périmètre couvert mais qui ne sont pas liées au prix du carbone : mesures nationales non-coordonnées, politiques additionnelles d’efficacité énergétique, et surtout développement accéléré et subventionné de l’électricité renouvelable ;
- la quantité de crédits carbone issus du Protocole de Kyoto(3) dont l’utilisation est autorisée comme substitut aux quotas entre 2008 et 2020 et l’offre de crédit carbone qui permet de satisfaire cette demande.
On peut ajouter à ces raisons une complexification croissante des règles de fonctionnement du marché(4) et un manque de portage politique fort au niveau européen et à l’intérieur de chacun des États membres. Contrairement aux déclarations officielles, le marché carbone n’est dans les faits plus la pierre angulaire des politiques climatiques européennes.
2) Comment le marché européen du carbone peut-il être réformé ?
Pour rappel, le marché européen du carbone a été mis en œuvre à partir de 2005. Après une phase 1 dite « de test » de 2005 à 2007 et une phase 2 visant une réduction modeste des émissions entre 2008 et 2012, la phase 3 entre 2013 et 2020 doit permettre de réduire de 21% les émissions couvertes par le marché en 2020 par rapport à 2005. La phase 4 s’étendra de 2021 à 2030 et doit permettre de réduire les émissions de 43% en 2030 par rapport à 2005.
Les négociations en cours font suite à plusieurs réformes successives. La mesure dite de « backloading », négociée de 2012 à 2014, a consisté à retirer 900 Mt CO2 des enchères sur trois ans (2014-2015-2016).
La « réserve de stabilité » est une « banque de quotas » qui permettra d’augmenter ou de diminuer automatiquement la quantité de quotas mise aux enchères annuellement à partir de 2019, en fonction de la quantité de quotas en circulation sur le marché (ou « surplus »)(5). Cette réserve est calibrée pour réduire l’offre et retirera probablement 1 000 Mt CO2 des enchères d’ici 2025.
L’objectif implicite, ou « non-dit »(6), de la réforme du marché européen du carbone est de faire remonter le prix du quota de CO2. L’objectif explicite est de réduire la quantité de quotas en circulation (« surplus » de quotas) afin que le marché carbone permette de respecter l’objectif européen de réduire de 40% les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2030 par rapport à 1990.
Il est concrètement prévu d’accentuer la diminution programmée de la quantité de quotas à partir de 2020 (réduction de l’offre annuelle de quotas qui seront alloués gratuitement ou vendus aux enchères) et de renforcer la « réserve de stabilité » déjà votée.
3) Quelles sont les mesures précises présentées dans la « position » des ministres de l’environnement de l’Union européenne ?
La position du Conseil Environnement prévoit principalement :
- un renforcement du « facteur linéaire de réduction du plafond d’émission », en accord avec la décision du Conseil Européen d’octobre 2014 (objectif de réduire de 40% les émissions de CO2 en 2030 par rapport à 1990, ce qui correspond à une baisse de 43% de ces émissions entre 2005 et 2030(7)). En phase 3, le plafond de quotas diminue chaque année d’un peu moins de 40 Mt CO2 (soit d’environ 1,74% par an). Le Conseil propose de porter cette diminution annuelle à 2,2% (soit une réduction du plafond de quotas d’un peu moins de 50 Mt CO2 par an. Cet objectif permettrait de réduire les émissions de CO2 couvertes par le marché carbone de 42% en 2030 par rapport à 2005 ;
- un passage de 12% à 24% de la quantité de quotas qui seront retirés entre 2019 et 2024 des enchères par la « réserve de stabilité » précédemment évoquée ;
- une annulation automatique chaque année des quotas qui seront dans la réserve de stabilité(8) si cette quantité en réserve excède l’équivalent d’une année d’enchères (environ 650 Mt CO2);
- la mise en place d’un fond innovation (pour la capture et le stockage de CO2, les énergies renouvelables et les industries intensives en énergie) et d’un Fond modernisation (pour les pays de l’Est de l’Europe) alimentés par des ventes aux enchères de quotas(9).
4) Quels sont les principaux points de débat entre États membres et les prochaines étapes de la réforme ?
Lors du Conseil Environnement du 28 février, la position « commune » a reçu 19 votes « pour » et 9 votes « contre ». Il fallait 16 pays représentant 65% de la population pour que cette position soit adoptée. Pour rappel, une taxe carbone européenne nécessiterait l’unanimité des États membres alors qu’une « politique environnementale » comme le marché carbone ne requiert que la majorité qualifiée et c’est en grande partie pour cette raison que cette option a été choisie.
Les États de l’est de l’Union européenne voient d’un mauvais œil toute augmentation du prix du carbone (ou toute annulation de quotas), à l’exception de la République tchèque qui a permis de faciliter l’atteinte du compromis aboutissant au vote. La Pologne n’est en revanche clairement pas contente.
La France, la Suède et les Pays-Bas poussaient une position plus franche mais sont plutôt satisfaits du compromis. L’Allemagne, l’Italie, la Grèce et l’Autriche ont poussé pour la protection des industries.
Le trilogue entre le Parlement, le Conseil et la Commission va se poursuivre afin de converger vers un texte commun qui sera revoté au Conseil et au Parlement, si possible en juin 2017 ou ultérieurement. A priori, il n’y a pas de différence fondamentale entre les versions adoptées par ces institutions mais on ne sait jamais.
5) La réforme envisagée vous semble-t-elle adaptée pour faire émerger un prix du carbone élevé sur le marché européen ?
La réforme renforce un peu l’ambition du marché et conduira probablement à annuler des quotas à l’avenir, ce qui n’est pas rien et va plutôt dans le bon sens. Mais elle n’aligne pas le système avec les vrais enjeux de long terme et surtout ne corrige pas les problèmes structurels identifiés, en particulier l’interaction avec les autres politiques énergie-climat.
Le principe de fonctionnement de la réserve de stabilité ne semble par ailleurs pas adapté. Si le but est de faire remonter le prix du quota, le plus simple et efficace serait d’avoir un indicateur de déclenchement et des seuils exprimés en fonction du prix (réserve fonctionnant avec un « couloir de prix » cible).
Il est possible de voir dans cette réforme la volonté de l’Union européenne de se montrer cohérente avec les objectifs de l’accord de la COP21 mais cette mise en cohérence sur le long terme demanderait donc un renforcement plus conséquent du système.